Pour cette douzième édition de la « Bataille Royale » de Whisky et Cie, la distillerie Ardbeg — figure tutélaire d’Islay — est à l’honneur. Trois éditions récentes, toutes marquées par une approche expérimentale de la tourbe, se retrouvent en lice : Smokiverse, BizarreBQ et Eureka!. L’objectif de cet article est simple : présenter chaque expression, procéder à une dégustation comparative et établir un classement fondé sur le plaisir sensoriel. Au-delà de la fumée, c’est la façon dont Ardbeg module texture, bois et artifices de production qui sera scrutée.
Ardbeg Smokiverse
Le Smokiverse s’affiche comme une variation technique du style Ardbeg. Conçu selon un procédé haute densité — plus d’orge maltée et moins d’eau à l’empâtage — il délivre un moût plus concentré et, en bout de chaîne, un spiritueux au profil resserré. Embouteillé à 48,3%, il privilégie la pureté et la précision de la tourbe. Ardbeg met également de l’avant l’absence de filtration à froid, garantissant une texture huileuse et pleine, ainsi que l’absence de colorant, laissant au fût et au temps le soin d’apporter naturellement la teinte au spiritueux.
La robe pâle et la matière limpide annoncent une expression sèche. Au nez, la tourbe se révèle nette et compacte : braise froide, suie fine, acier légèrement fumé. Quelques zestes d’agrumes tentent de s’exprimer, mais la structure reste volontairement monofocale. En bouche, la densité aromatique se traduit par une attaque incisive — sel, citron vert, cendre — puis par une longueur dominée par la fumée minérale. L’usage de la haute densité donne ici un whisky concentré sur l’empreinte tourbée et la minéralité plutôt que sur la gourmandise. Résultat : une expérience analytique et exigeante, peut-être moins immédiatement séduisante, mais révélatrice d’une démarche technique assumée.
Ardbeg BizarreBQ
Le BizarreBQ revendique son nom : édition inspirée par l’univers du barbecue, qui joue clairement la carte de la gourmandise fumée. Ce whisky a été vieilli dans trois types de fûts : des fûts de chêne doublement carbonisés, des fûts de xérès Pedro Ximénez grillés, et des fûts spéciaux dits « BBQ » qui sont des fûts uniques à la distillerie qui ont été brûlés sur un braisier à l’ancienne. Embouteillé à 50,9%, il propose une présence aromatique plus opulente et festive que le Smokiverse. Le BizarreBQ n’est pas filtré à froid et montre une coloration naturelle.
Au nez, l’ensemble est chaleureux : bacon caramélisé, sauce barbecue sucrée-épicée, bois grillé. L’impression est proche d’un plat fumé nappé d’une réduction sucrée. En bouche, la puissance alcoolique s’intègre bien à la chair aromatique ; la fumée devient grasse, le sucre brun s’allie au sel et à une pointe de piment doux. La finale est persistante et presque texturée, rappelant la mâche d’un mets riche. Le BizarreBQ est moins subtilement construit que l’Eureka!, mais il remporte un vrai capital plaisir immédiat : une édition démonstrative, ludique et très cohérente dans son parti pris.
Ardbeg Eureka!
Ardbeg Eureka! est une édition limitée créée pour célébrer le 25ᵉ anniversaire de l’Ardbeg Committee, fruit d’une collaboration originale mêlant retour d’expérience des membres et innovation. Le Eureka! cherche l’équilibre entre tradition et expérimentation. Le profil retenu combine des whiskys élevés en fûts de Pedro Ximénez (PX sherry) avec des distillats de malt torréfiés ayant vieilli dans d’anciens fûts de bourbon. Embouteillé à 52,2%, il mise sur une lecture plus nuancée de la fumée, laissant davantage de place aux composants boisés et fruités. Le whisky n’a subit aucune filtration à froid ni coloration artificielle.
La robe ambrée et l’extraction olfactive annoncent une combinaison plus ronde : miel, pâte d’amande, zeste d’orange, accompagnés d’une tourbe fondue. En bouche, la fumée est présente mais intégrée ; la minéralité saline cohabite avec des notes de caramel et de fruits secs. L’évolution est plus complexe que dans les deux autres expressions : alternance de douceur, d’épices et de cendre tiède. La finale, structurée et équilibrée, laisse une impression de maîtrise. Eureka! s’impose comme la proposition la plus harmonieuse du trio, favorisant buvabilité et profondeur.
Nos avis et le verdict
Cette Bataille Royale aura mis en évidence trois façons très différentes d’exprimer la tourbe chez Ardbeg. Le Smokiverse, avec son procédé haute densité, reste le plus austère et cérébral des trois. Il s’impose comme un whisky de réflexion, à analyser plus qu’à savourer — et se place logiquement en troisième position face à deux adversaires beaucoup plus expansifs.
Le véritable match s’est donc joué entre BizarreBQ et Eureka!, et cette fois, impossible de trancher selon un seul critère. Le BizarreBQ s’est distingué par une expérience intense et complexe, portée par une générosité aromatique rare. C’est un whisky gourmand et diversifié, qui multiplie les couches sensorielles : fumée grasse, sucre brun, sel marin, épices chaudes… Il ne retient rien, il donne tout, et c’est précisément ce débordement assumé qui le rend terriblement attachant.
Face à lui, le Eureka! a joué une tout autre carte. Là où le BizarreBQ séduit par l’abondance, l’Eureka! impressionne par sa construction réfléchie, presque architecturale. C’est une expérience unique et originale, qui ne cherche pas à imiter les codes classiques d’Ardbeg, mais à les réinterpréter. Sa fumée est intégrée plutôt qu’exubérante, sa douceur subtile plutôt que démonstrative. Il représente l’essence même de la créativité maîtrisée : un whisky qui surprend sans choquer, qui intrigue sans diviser.
Dès lors, plutôt qu’un vainqueur absolu, cette bataille couronne deux visions complémentaires de la réussite :
BizarreBQ — champion de l’intensité et de la générosité hédoniste ;
Eureka! — champion de l’inventivité et de l’équilibre réfléchi.
Quant au Smokiverse, il conserve la médaille du whisky à décortiquer, celui que l’on ouvre quand on veut comprendre le procédé plus que se laisser porter par lui.