Cette ville portuaire, autrefois prospère, semble porter encore les traces d’un passé plus prospère, comme en quête d’un second souffle. Nous avons vite remarqué que de nombreux commerces étaient fermés, et plusieurs bâtiments semblaient à l’abandon. Pourtant, derrière ces façades un peu tristes, on sent une âme. Il reste de jolies maisons, quelques boutiques vivantes, et surtout ce charme discret des endroits qui ont connu des jours meilleurs sans jamais renoncer à leur identité.
Notre logement, un petit Airbnb bien situé, nous permettait de tout faire à pied. En dix minutes, nous étions devant Springbank ou Glengyle, et un peu plus loin Glen Scotia. Marcher dans Campbeltown, c’était déjà entrer dans le rythme du whisky : lent, patient, presque méditatif. Nous allions à la rencontre d’un patrimoine, mais aussi d’un savoir-faire vivant, encore transmis de main en main.
Glengyle : la petite sœur discrète
Notre première visite fut celle de Glengyle, en matinée. L’accueil y était chaleureux, presque familial. Le guide, plein d’humour, était accompagné d’un jeune stagiaire curieux, avide d’apprendre. Nous avons tout de suite aimé cette ambiance de petite équipe passionnée, loin des circuits touristiques aseptisés. La visite s’est déroulée pendant la « silent season », période où la distillerie est à l’arrêt, car elle ne fonctionne que quatre mois par an : de septembre à décembre. Les autres mois, ce sont les ouvriers de Springbank qui prennent le relais dans les mêmes bâtiments. Les deux distilleries partagent non seulement la même source d’eau, mais aussi les mêmes artisans. Ce modèle de coopération donne à leurs whiskys une rareté toute particulière.
Les installations de Glengyle nous ont frappés par leur simplicité. C’est minuscule, presque rudimentaire, et pourtant terriblement attachant. En voyant une cuve de brassage pleine d’eau et quelques traces laissées par les pigeons, nous avons souri : ici, rien n’est mis en scène, tout est vrai. On ressent la vie du lieu, son authenticité.
Nous avons appris que Glengyle avait démarré modestement, en rachetant du matériel de distilleries fermées. Détail fascinant : elle ne possède que deux alambics de première distillation, reconnaissables à leur petit hublot. Normalement, ils ne servent qu’à la première chauffe, mais ici ils assurent l’ensemble du processus, donnant au distillat une personnalité unique.
Lors de la dégustation, nous avons eu une belle surprise : le new make spirit, habituellement rugueux, s’est révélé d’une douceur fruitée étonnante. Des arômes de banane, une rondeur inattendue… Nous nous sommes regardés en riant : « J’en prendrais bien une bouteille ! » Ce moment est resté gravé comme l’un de nos coups de cœur du voyage.
Springbank : le sanctuaire de la tradition
L’après-midi, cap sur Springbank, la vénérée, la mythique. Dès l’entrée, on a l’impression de remonter le temps. Les bâtiments sont anciens, les allées étroites, les machines semblent avoir été installées sans plan d’ensemble. Rien n’est linéaire, tout paraît improvisé — et c’est justement ce qui fait le charme du lieu. Springbank ne cherche pas à impressionner ; elle continue simplement à faire les choses comme avant, à sa manière.
Ce qui nous a le plus marqués, c’est la proximité avec la production. Là où tant de distilleries verrouillent le fameux spirit safe, ici le capot était grand ouvert. Le distillateur, tranquille sur sa chaise, nous a laissés goûter le distillat directement à la main, en le recueillant dans la petite gouttière où s’écoule le liquide clair. Nous avons plongé la main, goûté le spirit, et ressenti cette sensation unique d’être au plus près du whisky, avant même qu’il ne vieillisse. Un geste simple, presque sacré, qu’on n’oubliera jamais.
Nous avons aussi été impressionnés par les planchers de maltage, entretenus encore à la main. C’est rare, aujourd’hui, de voir ce travail manuel perdurer. Il y a chez Springbank un refus obstiné de céder à la facilité : tout respire la tradition, l’authenticité, et une certaine fierté artisanale.
Nous avons tous deux été touchés par cette atmosphère, même si nous ne la vivons pas de la même façon : pour l’un, c’est une immersion dans l’histoire ; pour l’autre, peut-être un manque d’audace face à la modernité. Mais dans ce désaccord tranquille, nous avons trouvé notre équilibre : l’amour du whisky, dans toute sa diversité.
La chasse aux bouteilles rares
La visite se termine à la boutique de Springbank. Derrière une armoire grillagée, sous clé, sont rangées des bouteilles uniques, des single casks étiquetés à la main. Des amateurs du monde entier viennent tenter leur chance : certains campent dès l’aube pour être les premiers à entrer. En passant tôt le matin, nous avons vu cette scène incroyable : des gens en chaises de camping, patientant sous le vent, juste pour une bouteille.
Mais un petit secret circule entre initiés : de nouvelles bouteilles sont parfois ajoutés en fin de journée, juste avant la fermeture. Nous avons donc tenté notre chance le soir même… et c’était vrai ! Un beau clin d’œil du destin, et un souvenir de plus à rapporter.
Héritage et complicité
Au-delà des visites, ce voyage à Campbeltown a été pour nous une aventure humaine, un moment de partage et de transmission. Nous avons parlé, ri, goûté, appris ensemble. À travers chaque distillerie, nous avons découvert non seulement un whisky, mais une façon de vivre : lente, artisanale, fidèle à ses racines. Et au fond, c’est peut-être ça, le plus beau : comme le whisky, notre complicité se bonifie avec le temps — à condition, bien sûr, de la déguster à deux.